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Le même ballet discret se répète à chaque vernissage, invisible pour qui n’y prête pas attention. Derrière les petits groupes qui discutent nonchalamment, coupe de champagne ou verre de vin à la main, quelques visiteurs se fraient un chemin jusqu’au galeriste ou ses employés. Ils jettent aux tableaux exposés un regard un peu plus appuyé que les autres, jaugeant la toile d’un œil de futur propriétaire. Le professionnel ira ensuite poser une gommette sur le panonceau qui jouxte le tableau pour signifier que celui-ci a été vendu. En général, pour plusieurs millions de francs CFA (plusieurs milliers d’euros).
Ce shopping de luxe d’un genre particulier, qui s’est développé en Côte d’Ivoire depuis moins de trois ans, rompt totalement avec les habitudes abidjanaises de consommation ostentatoire. « C’est un achat discret, glisse une galeriste. On n’achète pas un tableau comme on commande une bouteille de champagne en boîte de nuit. » Comme à Paris, Londres ou New York, artistes et galeristes gardent jalousement secrète la liste de leurs clients, surtout les plus fidèles. A ceux-là, on réserve les invitations aux soirées privées qui précèdent le vernissage grand public : ils peuvent ainsi faire leur choix plus à leur aise, quand ils ne préfèrent pas acheter directement à l’atelier.
Malgré toutes les précautions prises, les noms des plus grands acheteurs sont bien connus dans le milieu de l’art. Vient en premier le doyen Adama Toungara, ancien ministre du pétrole et de l’énergie, qui dispose d’une collection de près de 3 000 œuvres. Puis l’homme d’affaires Serge Hié, grand collectionneur d’art classique africain, avec plus de 500 œuvres. Mais aussi le conseiller spécial à la primature Cédric Tidiane Diarra, la femme d’affaires Janine Kacou Diagou ou encore l’homme politique et chef d’entreprise Fabrice Sawegnon, qui dirige l’agence de communication politique Voodoo qui a organisé les campagnes électorales du président Alassane Ouattara, tous trois grands amateurs d’art contemporain. Leurs collections sont en général réservées aux seuls yeux de la famille et des proches.
« Avant, on montrait ce qu’on possédait à l’extérieur, résume Jessica Cissoko, commissaire d’exposition à la galerie Windsor. Les clubs, le champagne, la voiture, le sac à main… Maintenant, la tendance est à montrer ce qu’on a chez nous : la maison et ce qu’elle contient, le mobilier griffé, les œuvres d’art. » Une manière de se distinguer qui est perçue comme à la fois plus raffinée et moins standardisée. Il s’agit de faire preuve de flair sur un marché de l’art tout juste émergent et qui commence à suivre la trajectoire sénégalaise. « Abidjan a l’argent, Dakar a le goût », disent les mauvaises langues. Pourquoi ne pas avoir les deux ?
« Il n’était pas dans la culture ivoirienne, jusqu’ici, de dévoiler ses collections, reconnaît Jérémy Cauden, jeune collectionneur et curateur d’art africain contemporain. Même l’ancien premier ministre Hamed Bakayoko [mort en 2021], réputé pour son style flamboyant, n’a jamais exposé sa collection, qu’on savait pourtant monumentale. » Mais un changement s’opère, explique-t-il : « Les collectionneurs commencent à avoir envie de s’exhiber comme tels pour montrer à la fois leur appartenance à une classe et leur bon goût. »
Le profil de ces nouveaux acheteurs ? « Nos clients sont plutôt jeunes, entre 30 et 45 ans, estime Jessica Cissoko. Ils ont un bon travail, ils ont envie de se faire plaisir et ils ont les moyens d’investir. Alors ils viennent chez nous et quand ils ont un coup de cœur, ils se laissent tenter. »
L’entrée sur le marché de l’art vient couronner une réussite professionnelle et financière, reconnaît l’un de ces jeunes collectionneurs, qui préfère conserver l’anonymat : « En général, tu commences à acheter de l’art quand tu as dépassé tous les autres échelons sur la pyramide de Maslow. C’est un hobby de puissant. Quand on a des ambitions électorales comme Fabrice Sawegnon [qui a été deux fois candidat à la mairie du Plateau, le quartier d’affaires d’Abidjan], devenir collectionneur permet de se rapprocher du monde de la culture, d’acquérir une visibilité. Sur Instagram, il poste des photos à Assinie [une station balnéaire du sud-est du pays] avec [les peintres] Ouattara Watts et Aboudia. Etre ami avec des artistes, aujourd’hui, ça confère un côté cool. »
D’autant que les vernissages et les soirées privées permettent d’accéder à une nouvelle sociabilité et de consolider son statut. « Acheter de l’art, c’est très marqué socialement, poursuit ce collectionneur. C’est une case à cocher pour être reconnu comme riche, avec tous les attributs qui vont avec. » Mais la haute bourgeoisie n’est pas la seule à accéder à ce marché. Depuis peu se développe une catégorie d’acheteurs et de collectionneurs issus de la classe moyenne supérieure, en plein essor à Abidjan.
Si les toiles d’Aboudia, l’un des peintres ivoiriens les plus cotés du marché, peuvent culminer à près d’un demi-million d’euros, il est possible d’acquérir des œuvres d’art à partir de 200 000 francs CFA (305 euros) en ciblant les artistes en début de carrière. « Les Ivoiriens ont commencé à réaliser la portée spéculative du marché de l’art en voyant s’envoler les cotes de peintres comme Aboudia, reprend notre interlocuteur. Il y a aujourd’hui un engouement très opportuniste chez ces néo-collectionneurs, comme une nouvelle ruée vers l’or. »
Un constat que relativise Cécile Fakhoury, directrice de la galerie du même nom installée à Abidjan, Dakar et Paris. « En général, c’est une démarche qui est pensée comme un investissement, en tout cas comme une bonne acquisition, concède-t-elle. Mais il n’y a pas que ça. Les gens achètent parce qu’ils aiment l’œuvre et parce que le travail de l’artiste les touche. »
L’achat est aussi souvent motivé par un souci protectionniste, explique-t-elle, pour garder en Afrique les œuvres d’art contemporain qui en sont issues : « Ça m’a frappée quand j’ai lu le rapport de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr sur la restitution du patrimoine culturel africain, en 2018. J’ai réalisé que tout ce qu’on vendait quittait le continent et que si on ne restaurait pas l’équilibre, demain, nos enfants devraient aller voir nos trésors nationaux en France et aux Etats-Unis. Ces œuvres-là, on peut les vendre à l’étranger, mais on préfère les vendre ici. »
Aussi les galeristes voient-ils d’un bon œil l’émergence de cette nouvelle classe de collectionneurs ivoiriens qui, espèrent-ils, pourra imposer ses préférences sur un marché de l’art longtemps dominé par le regard occidental, amateur d’art strictement figuratif et de scènes de vie. A l’inverse, les nouveaux acheteurs ivoiriens montrent une appétence pour le semi-figuratif, comme les tableaux de Peintre Obou, devenu la coqueluche de la jeunesse branchée d’Abidjan.
« Il a une fraîcheur, une originalité, en même temps qu’une esthétique très pop qui fait mouche, salue Gazelle Guirandou, directrice de LouiSimone Guirandou Gallery, où il est exposé. C’est à la fois une peinture très gaie et qui reste attachée à la tradition. Obou a su transformer totalement un art premier et humaniser le masque traditionnel dan, issu de sa culture. »
Le rôle des galeristes est justement d’« éduquer » le regard des nouveaux acheteurs, explique Gazelle Guirandou, pour leur apprendre à cerner leurs préférences et à développer leur esthétique. Car il faudra à Abidjan un solide réseau de collectionneurs, mettant leurs moyens financiers au service de leurs goûts propres, pour que le discours sur l’art ivoirien ne s’écrive plus hors de ses frontières.
Marine Jeannin (Abidjan, correspondance)
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